Anglicismes : entre ridicule et démission

Parole Publique n° 8, mars 2015

Article paru dans le numéro 8 de Parole Publique, revue de la communication publique, mars 2015. 

Dernièrement, un courriel m’invitait à donner mon avis sur la gamification des territoires. J’avoue avoir eu besoin de quelques secondes pour comprendre de quoi il était question. Dans nos métiers, de workshop en naming, le ridicule le dispute parfois au snobisme. Si, avec ces anglicismes, on croit utiliser des mots compris de tous, on se trompe. Si on parle ainsi d’un territoire dont ce n’est pas la langue, on le trahit. Et lorsqu’on prétend que ces notions n’existeraient pas en français, c’est une absence de culture ou d’imagination qu’on révèle.

Vingt ans après la loi Toubon (loi nº 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française), la défense de la langue française est plus que jamais un combat. Ce combat est non seulement d’avant-garde et ouvert sur le monde mais il devrait être à l’honneur des communicants de le mener, tout particulièrement parmi ceux qui servent la cause publique.

« Dans la publicité territoriale, les anglicismes sont souvent les cache-misère d’un manque de créativité »

En matière de communication d’un territoire, toute expression est fondée sur une identité même si elle est aussi projetée. S’agissant de territoires français, n’est-il pas contre-nature de signer sa communication d’une langue qui n’est pas la sienne ? Du coup, ces slogans – souvent indûment rebaptisés « marques » – sont déconnectés de ceux qu’ils sont censés représenter. Or, un projet de territoire qui n’est pas porté par ses citoyens qui en sont les premiers acteurs est voué à l’échec. C’est risible lorsque ces campagnes pseudo-internationales se déclinent principalement sur le territoire lui-même… On rétorque généralement qu’il faut être compris de tous, Anglo-saxons, Chinois, Brésiliens… Mais la logique du nombre n’est pas tout. À ce compte, il serait plus logique de siniser. Bien sûr, une publicité ou un stand à l’étranger doivent être dans une langue comprise des publics visés. Pour autant, la signature censée exprimer l’essence du territoire, peut et doit être en français. J’y vois même une raison d’efficacité : ne sous-estimons pas nos charmes.

Dans la publicité territoriale, les anglicismes sont souvent les cache-misère d’un manque de créativité. Comme s’il suffisait de le dire en anglais pour qu’un slogan médiocre devienne génial. Pour un Only Lyon réussi – son anagramme le rend unique et lui donne du sens – combien de « … audacity », « invest in … », « … valley », « my … », « …on the move », « …unlimited », d’une glorieuse banalité ? Cette tendance est aussi la caractéristique d’une profession qui fait prospérer, par paresse ou par affectation, des termes aussi poétiques que benchmarking ou branding, soi-disant intraduisibles. Il est malheureusement vrai que ça impressionne le client…

“Veiller à la diversité culturelle en commençant par l’entretien de sa propre culture, c’est lutter contre l’uniformisation et l’aplatissement du monde.”

Personne ne doute de la dimension culturelle de la communication ni du rôle d’acteur culturel de ceux qui en sont les émetteurs. Utiliser la langue française, c’est à la fois exprimer et créer une culture. Communiquer avec les mots et signes d’une autre langue (l’anglais) ou d’un autre ordre (l’économie) ne peut pas être anodin. Veiller à la diversité culturelle en commençant par l’entretien de sa propre culture, c’est lutter contre l’uniformisation et l’aplatissement du monde. C’est aussi respecter et animer ce lien privilégié que la France possède avec de nombreux pays d’Afrique, d’Amérique, d’Océanie. Léopold Sédar Senghor parlait de la francophonie  comme d’un « humanisme intégral, qui se tisse autour de la terre : cette symbiose des “énergies dormantes” de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire (…) le français, Soleil qui brille hors de l’Hexagone » (“Le français, langue de culture”, Esprit n°311, novembre 1962, p. 844). Oui, le français est une langue internationale : 77 États sont membres de la Francophonie. Bientôt, certains Français – les mêmes qui font une PLV en anglais lors de salons qui ont lieu en France pour des visiteurs majoritairement français, les mêmes qui tiennent réunion dans un mauvais anglais avec des collaborateurs français – réclameront qu’on n’utilise plus que l’anglais dans les événements internationaux où le français est encore présent, comme aux Jeux Olympiques, parce que « tout le monde comprend ».

Récusons au passage le procès en arriérisme (sic) fait aux défenseurs de la langue française, dont Jacques Toubon fit les frais en son temps (précisant au passage que l’auteur de cet article a été directeur de la communication de la Semapa dont Jacques Toubon était le président). Ces francophones qui nous exhortent à mieux nous battre à leurs côtés – je pense à des amis Québécois ou Camerounais – sont souvent bilingues si ce n’est trilingues et cela ne les empêche pas de mieux parler le français que moi. Le combat pour une langue française vivante et solide n’est en rien incompatible avec un meilleur enseignement de l’anglais ou des langues locales en France : tout gamin de chez nous devrait être bilingue à quinze ans. Que l’on cesse donc, comme dans beaucoup de pays, de doubler films et séries télévisées : outre un incontestable avantage artistique, nous ferions tous des progrès fulgurants en langues étrangères…

“Les communicants publics ont une responsabilité dans l’entretien du lien social et de l’action citoyenne.”

Enfin, n’oublions pas que les communicants publics ont la responsabilité spécifique d’alimenter la relation entre les autorités élues ou administratives et les citoyens. À ce titre, nous avons un rôle à jouer contre l’abstention électorale ou pour contribuer à des débats transparents sur les grands projets. Mais, plus largement, nous avons une responsabilité dans l’entretien du lien social et de l’action citoyenne. Des événements récents doivent nous faire réfléchir sur la portée de nos propres actions en matière d’intégration. Il ne s’agit pas seulement de parler du « vivre ensemble » mais d’y contribuer. Les hussards noirs de la IIIe l’ont montré, avec certains excès sans doute mais avec un succès certain : la langue française est le creuset de la République. « La France, c’est la langue française » expliquait Fernand Braudel (Le Monde, 24-25 mars 1985, entretien réalisé par Michel Kajman), elle est porteuse de valeurs, elle est émancipatrice, elle fait lien entre les citoyens. Il faut nous en souvenir.

Quant à la gamification à propos de laquelle j’avais été sollicité, un détour par le site internet de l’Office québécois de la langue française me permit d’en trouver sans peine une version en français : la ludification. Voilà qui ouvre bien des perspectives.

Ce contenu a été publié dans à la Une, humeurs. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Time limit is exhausted. Please reload CAPTCHA.